Le Cahier d'Anthony Mouyoungui

Le Cahier d'Anthony Mouyoungui

Une journée terrifiante!

''Ne revivez le passé, que si vous allez vous en servir pour construire l'avenir''.

                                                                            (Doménico Cieri Estrada)

 

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C’était un vendredi, un vendredi ordinaire. Le soleil était fidèle au rendez vous et n’annonçait que de merveilles, rien ne présageait que ce jour allait être différent des autres jours. Qu’il allait marquer non seulement mon existence mais aussi celle des milliers d’autres personnes. Il est vrai que lorsqu’on se réveille le matin, on n’est pas tout à fait sûr de revoir son lit la nuit prochaine, il peut même arriver que l’on ne voit pas le soleil se coucher.

En me réveillant ce matin là, je ne pouvais pas imaginer vivre les événements que j’allais vivre au cours de cette journée et au cours des prochains mois. Par contre, j’étais sûr au moins d’une chose : Je n’avais pas cours donc pas de marche de plusieurs kilomètres jusqu’à la Faculté des lettres sur l’avenue de Bayardelle à Brazzaville.  Je n’étais pas obligé de passer devant le Stade d’Ornano qui se trouve dans un camp militaire. Depuis la fin du conflit en octobre 1997, il n’était pas bon de se retrouver seul dans un environnement dominé par les militaires. Des amis en avaient fait les frais.

 

J’étais content, j’allais passer la journée à la maison, une journée tranquille,  en somme.

Mais, j’ai vite réalisé, avec l’arrivée de Christian, que ma journée n’allait pas être aussi tranquille que ça. Il voulait qu’on la passe ensemble et pour cela, il prévoyait de faire de la mwamb’. Il était question que l’on achète des noix de palme au marché Total à Bacongo.

Sur l’avenue Matsoua, on a croisé Hugues, un ami, qui revenait du marché avec un sac en plastique rempli d’huile.  Pendant la causerie, on s’est mis à le taquiner, ‘’tu fais des provisions dans l’optique de la guerre ?’’ Aucun de nous ne pouvait se douter un seul instant  que cette parole allait se révéler prémonitoire. On ne savait pas que beaucoup de mois allaient s’écouler, beaucoup de sang et de larmes versés avant que l’on se retrouve de nouveau tous les trois réunis en train de plaisanter. On ne craignait rien. Pourtant tous les signes avant coureurs d’une explosion étaient là. On ne voulait pas leur accorder de l’importance. Depuis des mois, la situation dans le Pool s’empirait, chaque jour, je voyais des milliers de gens quitter les villages pour se réfugier en ville. Ils fuyaient car ils étaient pris entre les feux des FAC, Forces Armées Congolaises, et des rebelles ‘’Ninjas ou Nsilulu’’ d’un certain pasteur Ntumi, je ne savais très bien comment les désigner. Le fameux pasteur avait commencé à faire parler de lui lorsqu’il s’était donné comme mission de guérir les fous qui erraient dans la ville. Depuis, il s’est transformé en chef de guerre et en rebelle ; certaines rumeurs affirmaient que ses combattants seraient ces fous guéris. Personne n’en était vraiment sûr à 100%.

Les villageois nous parlaient des exactions commises par les militaires. Des hommes exécutés sommairement, des femmes violées, des maisons incendiées et des biens pillés. Les convois militaires, véhicules et trains, étaient remplis, au retour du Pool, des ‘’butins de guerre’’.  Ils nous parlaient aussi des villages désertés par leurs habitants qui avaient trouvé refuge dans les forêts sans nourriture, sans soin, dans le dénouement total.

 

On ne les prenait pas trop au sérieux, on trouvait qu’ils exagéraient. Une chose est sûre, on ne voulait pas trop y croire, on appliquait la politique de l’autruche.

On en parlait pourtant, on en avait peur mais on restait confiant en l’avenir. On remettait tout entre les mains de Dieu. Comment pourrait-il permettre cela ? On savait qu’un jour ou l’autre ça allait exploser mais on ne savait pas quand. Une année après la guerre civile, pour la prise et la conservation du pouvoir, le Congo était à nouveau au bord d’un nouveau conflit armé.

On a sillonné le marché Total à la recherche des noix de palme mais Christian n’arrivait pas à se décider. Il ne les trouvait pas assez mûres. Finalement, après de minutes de recherche infructueuse,  on a décidé de commun accord de renoncer à la mwamb’ et d’opter pour un autre plat.

Une fois sortis du marché, on ne prit pas le bus pour Moungali, on rendit visite à des amis qui vivaient aux abords du marché. On mit du temps à causer sur le développement de la situation dans le Pool. Chacun y allait de son analyse mais on pensait tous que la crise serait résolue dans les prochains mois. C’était notre souhait le plus ardent. Mais on se trompait énormément et on allait le vérifier à nos dépens. Pendant que l’on analysait la situation, on entendit des détonations, on s’arrêta de parler pour essayer d’en déterminer la provenance. Une nouvelle série de détonations s’ensuivit, ensuite une troisième. On sortit dans la rue pour voir ce qui se passait. Ce que l’on craignait au plus profond de nous était en train de se produire. Le conflit était arrivé à Brazzaville ! Partout les gens criaient, couraient dans tous les sens. En l’espace de quelques minutes, tous les bus et taxis avaient disparu de la gare routière, toutes les boutiques fermées, les rues désertées. On entendait toujours les détonations, elles se rapprochaient de plus en plus. On se regarda et l’instinct de survie prit le dessus sur toute autre réflexion. Les personnes avec qui l’on parlait étaient chez elles, nous étions les seuls étrangers. C’était à nous de partir ! On se regarda et là on prit sans nul doute la plus stupide des décisions : on se dit au revoir et à la prochaine. Au lieu de rester ensemble, on décida de se séparer chacun rentrant chez lui. Plusieurs mois allaient passer avant qu’on se revoit à nouveau. On aurait même ne plus jamais se revoir.

Une fois à la maison, je me sentis seul et je commençais à réfléchir à la suite de la journée. Qu’allais je faire si la situation s’empirait ? Je m’enfermais en attendant le retour de mon cousin, Arnaud, avec qui je vivais. Il ne revint pas à la maison, il prit une autre direction. Je ne le sus que des mois plus tard. Mais pour l’instant, je me demandais où il était.

 

Je ne sais pas combien de temps je suis resté dans la maison lorsque j’entendis des clameurs dehors. Ils venaient de loin et ils ressemblaient étrangement à ceux qu’on entend au stade lorsqu’un but est marqué. Je me demandais pourquoi ces clameurs alors que quelques minutes plus tôt on entendait les crépitements des armes ! Les clameurs s’intensifiaient comme si la vague avançait vers l’endroit où je me trouvais. J’entendis Rolland et son frère aîné Rosin sortir, ils étaient eux aussi intrigués par ces clameurs. Je sortis pour les rejoindre et là tous les trois on entendit les gens crier ‘’ba yaya ba kotelé’’, les grands frères sont rentrés ! Les  Ninjas ou Nsilulu étaient dans la ville, les militaires étaient en déroute. On sourit, la tension retomba d’un cran, on reprit espoir mais il fut de courte durée. Les soi-disant ‘’libérateurs’’ qui passaient dans la rue n’avaient pour armes que des fusils de chasse et des AK-47 rouillés ! Comment allaient-ils résister à l’armada des FAC ? On était perplexe ! Ils nous demandèrent de rentrer dans nos maisons et d’attendre que le quartier soit nettoyé. De la parcelle, clôturée par un grillage, on avait une bonne vue sur la rue et on ne manqua rien de tout ce qu’ils faisaient. Je les vis arrêter un monsieur d’une trentaine d’années à qui ils demandèrent ce qu’il faisait dans la rue à ce moment là. Le monsieur bafouilla quelques mots en lingala mais ils lui dirent que ce n’était pas la bonne langue, il fallait maintenant parler soit en français, en lari ou en kituba. Seulement, aussi bizarre que cela puisse paraître,  le monsieur ne connaissait aucune des trois langues. Dans sa détresse, il aperçut un autre monsieur qu’il connaissait et dit aux libérateurs qu’il n’était pas un militaire ou un infiltré que l’autre type pouvait témoigner. Pris à témoin par les libérateurs, le type refusa, nia connaître le malheureux et le condamna du coup à son triste sort. Quelques minutes après, j’entendis une détonation et je compris que le malheureux venait d’être exécuté. Je me sentis très mal, je ne savais pas quoi penser mais j’étais en colère non seulement contre ceux qui venaient de commettre ce meurtre mais aussi contre le type qui n’a pas voulu le sauver. Il avait le sort d’un homme, fils, père et frère de quelqu’un entre ses mains mais il a choisi de ne pas le sauver, il l’a abondonné !

 

Ma journée tranquille tant espérée avait basculé dans l’horreur. Comment allait-elle finir? Serais je toujours en vie ? Telles étaient les questions que je me posais. Je me faisais du souci pour mes amis, j’allais savoir plus tard que seuls Bacongo et Makélékélé étaient dans la tourmente, les autres quartiers étaient tranquilles. En fait, mes amis étaient plus en sécurité que moi. J’étais le seul à être en danger. Je ne le savais pas à cet instant. Vu qu’à l’époque il n’y avait pas encore de téléphone portable.

On était abasourdi, on était dans l’incompréhension la plus totale. On comprit alors que le cycle de violence avait repris, des innocents allaient être emportés par la vague. Comme des automates, on regagna les maisons, ne sachant pas quoi faire. La suite ne dépendait pas de nous, on subissait. On était des acteurs passifs du drame qui venait de commencer. Plongé dans mes réflexions, je mis des minutes à réaliser que Rolland m’appelait de la cour, je sortis, il était en train de parler à une jeune femme qui avait du mal à se faire comprendre. Elle était essoufflée d’avoir couru pendant plusieurs minutes, elle était au bord des larmes et elle n’arrêtait de répéter la même phrase qu’on ne comprenait pas. Nous lui accordâmes du temps pour qu’elle reprenne son souffle, ensuite elle nous dit que les militaires reprenaient du terrain, ils fouillaient systématiquement toutes les maisons et exécutaient tous les hommes. Elle ne nous laissa même pas le temps de poser d’autres questions, elle voulait retrouver ses frères et les prévenir. Elle repartit en courant, on se regarda, on ne savait pas trop quoi faire. Si elle disait la vérité, il fallait à tout prix partir ; vérifier l’information supposait rester et attendre l’arrivée possible des militaires avec son cortège de malheurs. Je n’avais pas envie de le vérifier, l’information de la jeune femme me suffisait amplement. Je suis têtu et sceptique de coutume, j’aime bien vérifier les informations que je reçois  mais sur ce coup, je ne voulais pas faire le ‘’Saint Thomas’’.  Partir pour moi voulait dire prendre la direction du sud ouest, la direction de l’océan atlantique, la direction de Pointe-Noire. Sur une carte, c’est facile mais dans la réalité c’était autre chose. C’était comme escalader le mont Nabemba ou le Kilimandjaro. Pointe-Noire est quand même à 510 kilomètres de Brazzaville et à environ 45 minutes à vol d’oiseau.

Roland était du même avis que moi tandis que Rosin était sceptique. Il voulait être sûr avant de partir. Leur oncle, âgé d’une cinquantaine d’années, partageait aussi son avis. Se retrouvant en minorité, Rolland utilisait le seul argument qui pouvait faire changer d’avis à tout le monde, il se mit à parler de leur père qui avait été assassiné à Moutabala en 1993 par ce qu’il refusait de partir. ‘’Chacun devait décider pour sa vie, je pars et je ne passe pas la nuit ici. Je n’ai pas envie de savoir si cette fille a raison ou non’’ ajouta t-il pour finir.

 

La référence à ce drame familial obtint le résultat escompté. On décida de partir, direction Pont du Djoué. Je fis mes bagages, je pris quelques provisions, du riz et du poulet notamment, et le peu d’argent qui me restait. J’oubliais par contre le sel et pourtant j’en avais en grande quantité. Une fois loin de la ville, cet aliment allait manquer cruellement et causerait beaucoup de dégâts.

 

Je partais pour une destination inconnue, je ne savais pas ce que j’allais trouver, avec toute économie 600 FCFA. J’avais épuisé mes économies et j’attendais avec impatience le chèque qui devait venir de Ponton la Belle. Avec la fin de l’année en perspective, j’espérais avoir plus que la somme habituelle. Pour l’instant, je n’avais que 600 FCFA.

Il était 15h lorsque nous fûmes prêts, nous fermâmes les maisons tout en sachant que c’était inutile si les pilleurs passaient. On prit la route, on passa devant le corps sans vie du monsieur abattu par les ‘’fameux malfamés  libérateurs’’, on marcha jusque sur l’avenue Fulbert-Youlou qui nous conduisit au Pont du Djoué.

 

On n’était pas les seuls, il y avait de milliers d’autres personnes qui avaient fait le même choix, des hommes et femmes portant des paquets les plus hétéroclites,  des enfants accrochés à leurs mères, des enfants égarés, en larmes, errant dans la foule, des vieux et des malades marchant avec peine. Ceux qui avaient plus de chance étaient installés dans les brouettes. Des jeunes, comme moi, plus en forme marchaient d’un pas vif sans un regard pour les autres. C’est vrai, j’étais insensible à la douleur d’autrui, je ne pensais qu’à mon propre sort. Je compris le sens de ‘’chacun pour soi, Dieu pour tous’’.

 

Une masse compacte de personnes allant dans la même direction. Combien allait survivre ? Combien n’allait pas connaître la fin du conflit ?

Au niveau du pont, un combattant d’une vingtaine d’années me fit signe de m’arrêter mais je fis semblant de ne pas avoir vu, je profitai de la foule pour mettre de la distance entre lui et moi. C’était peine perdue, il me rattrapa, me tint  par la main, me regarda droit dans les yeux et me demanda pourquoi j’avais peur ? Avais je quelque chose à cacher ? Etais-je militaire ? Je répondis par la négative aux deux questions, il me dit  de ne pas avoir peur sinon tant pis pour moi !  Tout le long du chemin,  la désolation succédait à l’horreur et vice versa, des cadavres jonchaient le sol, des objets de toutes sortes abondonnés dans la précipitation, des maisons et véhicules incendiés, les impacts de balles sur les mur et de Nganga-Lingolo à Samba-Alphonse, l’odeur des corps en putréfaction flottait partout, on avait du mal trouvé l’air frais. On apprit que de nombreuses personnes avaient été tuées dans les champs environnants et leurs corps n’étaient pas enterrés. Ils  pourrissaient à l’air libre d’où cette odeur insupportable.

 

Pendant la longue marche, la fatigue, la soif et la faim étaient nos compagnes. On avait pour tout aliment que les mangues achetées auprès des rares habitants des quartiers et localités traversés. Nombreux avaient fuit à Brazzaville et ironie du sort, ils refaisaient le chemin dans le sens contraire. Je ressentais plus que de la fatigue, j’étais éreinté, mon dos me faisait souffrir, je trouvais mon  sac plus lourd qu’il ne l’était, je n’avais qu’une envie : dormir. Je n’étais pas sûr de pouvoir manger tellement j’étais fatigué. Pourtant, il fallait tenir, tenir encore tenir. Rolland n’arrêtait pas de me dire qu’on était plus très loin.

 

Aux environs de 23h, nous arrivâmes à destination, Linzolo, à 20 km au Sud de Brazzaville. C’est pour la première fois de ma vie que je marche sur une aussi longue distance. On était enfin arrivé, on allait directement à la maison de Mâ  Mado, la mère de Rosin et Rolland. J’entendais parler de ce village où est érigée la plus ancienne Mission Catholique au Congo avec celle de Loango et c’est dans des conditions dramatiques que j’y mettais les pieds pour la première fois. Elle fut soulagée de nous voir en sécurité et demanda les nouvelles des autres, on lui donna les informations qu’elle voulait. On prépara du riz et un peu du poulet que j’avais apporté qui commençait déjà à avarier. Je mangeais avec appétit ensuite on me montra le lit et je me suis allongé, fatigué, les yeux se fermèrent tout seuls. Ma journée que j’avais voulue tranquille s’était révélée plus mouvementée que je ne l’aurais imaginé. Je dormis comme un bébé. Ce n’était que le premier jour d’un long séjour que j’allais passer dans le Pool au sein de ma nouvelle famille.

 

C’était il y a 15 ans !

C’était le 18 décembre 1998 !

 



18/12/2013
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